Lutte contre le terrorisme - Entretien de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, avec "Al Sharq Al Awsat" (., 26/11/2020)

Q - Commençons par les derniers événements en France. Après une vague d’attaques individuelles, au cours de laquelle plusieurs victimes civiles ont été tuées, le président français a déclaré aux imams des mosquées françaises qu’il fallait "préserver l’image de l’islam" en tant que religion et ne pas le transformer en un mouvement politique dépendant du financement et des agendas étrangers. Comment concilier cette demande avec l’existence d’associations islamiques, dont le financement est inconnu et qui adoptent des discours extrémistes ?

R - Nous vivons des moments de grande violence, en France, mais aussi en Europe et ailleurs dans le monde, de Nice à Vienne, de Christchurch à Kaboul. Nous sommes confrontés à un mélange de menace terroriste et d’environnement de haine attisé par certains. La menace est aujourd’hui double : elle provient toujours des organisations terroristes comme Daech et al-Qaïda, qui poursuivent leurs actions terroristes au Moyen-Orient et en Afrique. Elle est aussi le fait d’un terrorisme individuel, inspiré par cette logique.

La France fait également face à des campagnes d’injures, de calomnies, d’instrumentalisation, de haine, de la part de dirigeants de certains pays et de certains groupes, qui utilisent notamment la force des réseaux sociaux et cherchent à faire croire que la France et l’Europe rejettent l’islam.

Je tiens à le redire : la France a le plus profond respect pour l´islam, religion avec laquelle elle entretient des liens historiques et culturels anciens et profonds, dans une riche relation, faite d´influences croisées dans les domaines les plus divers. Ce que nous devons combattre, c´est, d’une part, le terrorisme sous toutes ses formes et ce sont, d’autre part, les dérives extrémistes et les idéologies radicales. Et c’est un combat que voulons et devons mener avec les musulmans, qui sont les premières victimes du terrorisme.

Q - Le modèle français de coexistence est l’un des modèles qui reçoit des éloges, mais certains discours sont perçus comme représentant un empiètement sur les symboles islamiques et ouvrant la porte à l’incitation de la haine. Y a-t-il une réorganisation du rapport entre discours politique et conciliation avec l’islam dans le modèle français ?

R - Notre message est très clair : l’islam a toute sa place en France. C’est une grande religion, la deuxième religion de France. Les millions de Français musulmans appartiennent de plein droit à la communauté nationale. Ils font partie de l´histoire et de l´identité de notre République.

Les musulmans bénéficient en France, dans l´exercice de leur foi, d´un cadre protecteur que nous faisons respecter dans un esprit d´égalité avec toutes les confessions religieuses.

Car au coeur de notre droit, il y a la neutralité et l’impartialité de l’Etat à l’égard de toutes les religions. Cela signifie la liberté de croire ou de ne pas croire et, si l’on croit, la liberté de pratiquer sa religion. C’est la neutralité de l’Etat qui permet en France l’égalité de traitement des croyants de toutes les religions. C’est son impartialité qui met en oeuvre sur le terrain des religions et des convictions les valeurs universelles de notre pays : liberté, égalité et fraternité entre tous les citoyens, sans exception.

Q - La liberté que la France défend tout au long de son histoire fait porter une grande responsabilité aux sociétés musulmanes et avec elle toutes les autres religions, mais il y a des musulmans en France qui voient un discours croissant de racisme, notamment avec des discours de gauche qualifiés d ’ "extrémistes" à des fins politiques électorales.. Comment évaluez-vous cela ?

R - Nous sommes et resterons vigilants face à tout discours de haine ou de racisme. S’il peut y avoir parfois des tensions, notre devoir est de les apaiser. Les discriminations ou discours de haine sont contraires à nos valeurs. Notre devoir est de les sanctionner et c’est ce que nous faisons.

Les faits sont là : il y a aujourd’hui en France près de 3.000 lieux de culte musulmans, la télévision publique diffuse chaque semaine un programme sur l’islam dans le cadre d’une matinée consacrée aux religions, il existe des aumôniers musulmans dans les armées, dans les prisons, dans les hôpitaux. Les pouvoirs publics entretiennent un dialogue étroit avec les représentants des organisations musulmanes.

Certains ont cru, parfois sincèrement, que la France s’en prenait aux musulmans. Et certains groupes ou certains responsables politiques ont déformé les propos du Président de la République, en utilisant les réseaux sociaux. Nous ne pouvons pas les laisser croire que la France serait islamophobe.

Il faut plutôt écouter les nombreuses voix d’intellectuels musulmans et de responsables du culte musulmans, en France, qui se sont élevés au cours des dernières semaines pour rappeler la réalité de leur situation en France.

La France est un pays de tolérance. Elle refuse le terrorisme et les tentatives de diviser la société française. Elle refuse que des citoyens soient discriminés sur la base de la religion, qu’ils soient musulmans, chrétiens ou juifs. Nous défendrons toujours la liberté de pratiquer l’islam en France, et nous sommes en même temps déterminés à lutter contre l’extrémisme et le terrorisme. Les deux ne sont pas incompatibles, ils sont complémentaires.

Q - La France appelle à lutter contre ce qu’elle a qualifié de "séparatisme islamiste" dans les quartiers français qui visent à établir ce qu’il a dit être la création d’une "contre-société" Est-ce une véritable tendance à lutter contre les partis et mouvements de "l’islam politique" ?

R - Ce que nous combattons, sans concession, ce sont deux menaces : le terrorisme, dont la menace reste bien présente, en France et en Europe, comme nous l’avons vu au cours des dernières semaines, mais aussi partout dans le monde, y compris en Arabie saoudite où deux attaques nous ont visé à Djeddah à quinze jours d’intervalle ; les dérives extrémistes, qui cherchent à séparer les musulmans de la société française et, simultanément, la France du monde musulman, auquel elle est liée par des siècles d’histoire, par des intérêts communs et par tant de liens humains et familiaux.

Cet extrémisme, qu’il faut bien distinguer de la religion, repose sur une idéologie radicale et vise des objectifs de nature politique. Il y a l’islam d’un côté, l’extrémisme de l’autre. Nous ne les confondons en aucun cas.

Nous organisons la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme en lien avec nos partenaires. Notre détermination à combattre les groupes terroristes ne faiblit pas : c’est le sens de l’action militaire engagée depuis plusieurs années que nous poursuivons avec nos partenaires au Sahel ou au Levant, mais aussi des efforts de nos services de renseignement et de nos forces de sécurité et de leur coopération avec leurs homologues des pays amis. La vigilance sur le territoire national et les actions de protection sont essentielles. Nous menons ce combat contre le terrorisme en coopération avec de nombreux Etats membres de l’Organisation de la coopération islamique (OCI), que ce soit au sein de la coalition contre Daech ou dans nos coopérations bilatérales.

Par ailleurs, le rejet des campagnes de haine et de manipulation de l’information sur les réseaux sociaux n’est pas seulement le fait de la France, mais de tous nos partenaires européens, qui ont par exemple rejeté clairement le comportement turc, parce qu’ils savent qu’il les vise également.

Q - Comment voyez-vous les accusations portées contre des pays musulmans les accusant de tenter de réorganiser les mouvements islamiques en France pour les mettre dans le cadre de groupes d’influence internes ?

R - Des liens existent, naturellement, entre les musulmans de France et leurs pays d’origine, ce qui est normal et enrichit de liens humains et affectifs la relation que la France entretient avec ces pays. Mais il y a aussi - et c’est une chose bien différente - une volonté de certains pays d’exercer une influence politique en France et un contrôle sur certains fidèles musulmans, ce qui n’est pas acceptable.

Nous voulons que les musulmans de France puissent pratiquer leur religion librement, dignement et paisiblement. Qu’ils puissent être à la fois pleinement musulmans et pleinement citoyens français. C’est pour cela que nous souhaitons encourager l’émergence d’un islam français, comme il y a un islam saoudien ou un islam marocain. Les musulmans de France doivent être aussi à l’aise avec leur foi musulmane qu’avec les valeurs de notre pays et les principes républicains.

C’est pour cela que nous encourageons les institutions représentatives du culte musulman en France à mieux s’organiser pour permettre un dialogue étroit avec les pouvoirs publics. C’est pour cela aussi que nous souhaitons que les imams exerçant en France soient formés en France. Parallèlement à l’érudition religieuse, la maîtrise du français et la connaissance des principes fondamentaux de la République française doivent faire partie de cette formation.

Quant aux financements étrangers, nous voulons qu’ils soient transparents, afin de nous assurer qu’ils ne sont pas les vecteurs d’une idéologie radicale et de divisions à l’intérieur de la société française.

Q - Comment procédez-vous en France pour affronter les rapatriés parmi les combattants étrangers de Syrie et d’Irak, et les zones de tension mondiales ?

R - Les personnes qui se sont engagées sous la bannière d’une organisation terroriste dans des zones de conflits sont systématiquement judiciarisées lorsqu’elles reviennent sur le sol français. Il en va de même pour les individus qui tentent de se rendre depuis la France dans des théâtres de guerre pour rejoindre Daech ou al-Qaeda, puisque cette tentative est passible, en droit français, de 10 années d’emprisonnement.

S’agissant de la situation actuelle des combattants terroristes qui se sont rendus en Syrie et en Irak, j’ai rappelé régulièrement qu’ils doivent être poursuivis au plus près du lieu où ils ont commis leurs crimes. La priorité du gouvernement a toujours été d’assurer la sécurité de nos citoyens dans le respect de nos principes et de nos valeurs. Les personnes adultes dont nous parlons, des hommes et des femmes, ont pris la décision de rejoindre Daech et de se battre dans une zone de guerre. Ces hommes et ces femmes ne se sont pas retrouvés en Syrie ou en Irak par hasard. La situation des enfants, qui n’ont pas eu le choix, est différente : c’est pourquoi nous nous attachons à organiser leur retour, notamment des plus vulnérables, dans des conditions souvent difficiles et depuis des zones où nous n’assurons aucun contrôle effectif. Notre priorité a toujours été d’assurer la lutte contre l’impunité des crimes commis par les combattants de Daech. C’est une question de sécurité ; c’est aussi une question de justice à l’égard de leurs victimes dans les pays où ils se sont rendus.

Q - Êtes-vous prêt à revoir ou à ouvrir une discussion pour classer des courants islamiques dans une liste du terrorisme, d’autant plus que des pays islamiques tels que l’Arabie saoudite les ont classés dans ce type de liste, ce qui nous emmène aux Frères musulmans après qu’il a été prouvé que leur idéologie est responsable d’actes de violence et d’incitation au terrorisme ?

R - La France, qui a de nouveau été frappée par des attentats odieux, lutte avec détermination contre le terrorisme. Nous n’avons, lorsqu’il s’agit de terrorisme, aucun autre principe que l’analyse objective de la menace que font peser les groupes concernés sur notre sécurité nationale.

Parallèlement au combat que nous menons contre le terrorisme, qui relève des services de sécurité, nous sommes engagés dans une lutte contre l’influence des idéologies radicales et des dérives extrémistes. Ce combat se mène sur le terrain des idées, en luttant contre les discours de haine, les idéologies qui cherchent à détourner la religion au service d’objectifs politiques, et les tentatives de séparer nos concitoyens musulmans du reste de la société. Le gouvernement a récemment pris, à ce titre, des décisions de dissolution de plusieurs associations en France./.

Dernière mise à jour le : 3 décembre 2020